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L'Orchestre

Texte : Jean Anouilh (Didascalies : Caroline Vogel)

Le pitch

L'une des pièces les moins jouées de Anouilh et pourtant si truculente et moderne. L'Orchestre questionne sans cesse le genre, les rapports homme-femme, le couple mais aussi les rapports de domination...


Synopsis

Madame Hortense a décroché un petit contrat dans un bar un peu miteux. Pour elle et son orchestre qui vivotent de maigres cachets, le temps des strass et des ovations est révolu, si tant est qu'il ait déjà existé. Reste à sauver les apparences face au public, à dépasser les petits règlements de comptes internes, même quand ceux-ci tournent au drame...


Note d'intention

Un premier parti pris est que chaque comédien-musicien dispose d'un simulacre d'instrument : un simple bâton muni d'un archet pour les instruments à corde, un clavier peint sur le bord d'une table pour le piano...

Le personnage de Madame Hortense peut être joué par un homme ou une femme. Dans les deux cas, l'act-eur-rice est paré-e d'énormes postiches qui lui font une poitrine et des fesses monumentales.

La forme générale du spectacle reprend le style cabaret ou café-concert. L'estrade sur laquelle se tiennent les musiciens ne dessine pas de limite avec la salle. Monsieur Lebonze - peut-être assisté d'un garçon - sert réellement des consommations au public.


Le texte :


L’Orchestre


Pièce de Jean Anouilh




Distribution :


Madame Hortense, chef d’orchestre ……………………… (en cours)

Monsieur Léon, le pianiste………………………………….. (en cours)

Patricia, premier violon…………………………………….... (en cours)

Paméla, second violon………………………………………. (en cours)

Suzanne Délicias, violoncelliste…………………………….. (en cours)

Ermeline, alto……………………………………………….... (en cours)

Léona, flûtiste……………………………………………….... (en cours)

Monsieur Lebonze, patron du bar………………………….. (en cours)

Un garçon de bar…………………………………………….. (en cours)



- Scène 1 -


Monsieur Lebonze est derrière son comptoir. Il tient des billets, les compte et en donne la moitié à Madame Hortense qui les recompte, dos au comptoir pendant que Monsieur Lebonze regarde par-dessus son épaule. Elle s'aperçoit qu'il en manque un qu'elle reprend des mains de Monsieur Lebonze puis elle met les billets dans son soutien gorge et rejoint l'orchestre sur l'estrade.


Pendant ce temps, PATRICIA à Paméla

Alors je mets des petits oignons et je fais mijoter. Dix minutes, pas plus ! Quand j’ai mon coulis, je coupe le veau en petits dés.


PAMELA

Moi, je mets du lard.


PATRICIA piquante

Dans la timbale poitevine on ne met jamais de lard, permettez-moi de vous le dire.


PAMELA

Moi, j’en mets.


Madame Hortense a pris un paquet de partitions qu'elle distribue à tout le monde.


PATRICIA

Alors ce n’est pas une timbale poitevine, c’est une bouillie de chat. Moi, je suis de Loudun !


PAMELA

Il n’y a pas de quoi s’en vanter ! Moi, je suis des Batignolles.


PATRICIA méprisante

Oh ! Paris !...


MADAME HORTENSE à Suzanne qui tricote sous le regard attendri de Léon

Trois points à l’envers, deux points à l’endroit. Vous sautez trois mailles et vous recommencez.


SUZANNE DELICIAS lève le nez de son ouvrage

C’est le point japonais.


MADAME HORTENSE

Non. Le point japonais a un envers, ma chère, mon point à moi à deux endroits.


SUZANNE DELICIAS

Excusez-moi, mais si vous faites la boucle, votre point a tout simplement deux envers !... Cela doit être affreux pour un pull-over d’homme !


MADAME HORTENSE hautaine

Comme vous voudrez. Mais le point japonais fait vulgaire.


ERMELINE à Léona

Alors je lui ai dit : Edmond, on ne peut pas faire souffrir, ainsi, impunément une femme !


LEONA

Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?


ERMELINE

Un gros mot.


Réaction de Léona choquée.


MADAME HORTENSE

Monsieur Léon (Elle s'interpose entre Suzanne et Léon qui s'étaient rapprochés et tape dans ses mains), dans la lune, comme toujours ! Allons. Vite. (Elle se penche sur le piano pour changer la partition, en mettant sa poitrine sous son nez) Votre « Songerie brillante » ou nous allons tout embrouiller encore une fois dans nos partitions !


Tout le monde prépare ses partitions. Suzanne guette Madame Hortense et Léon.


Quel rêveur vous faites ! (Elle lui passe la main dans les cheveux) Je trouve que vous avez de plus en plus de pellicules.


LE PIANISTE, morne et détaché, en se mettant au piano.

Tous les artistes en ont.


MADAME HORTENSE

Pourquoi n’utilisez-vous pas la « Lotion des Papes » comme je vous l’ai conseillé ?


LE PIANISTE

Je trouve qu’elle a un parfum oriental. Cela me parait peu viril.


Commentaire muet de Monsieur Lebonze qui se sert une bière.


MADAME HORTENSE

Quand j’ai connu et aimé Monsieur Hortense, il en usait. Et je peux me flatter, pendant nos douze ans de mariage, d’avoir été la femme la plus aimée. Monsieur Hortense faisait la chose trois fois par jour, dont une fois l’après-midi. Ah ! J’ai été une femme comblée!


LE PIANISTE

C’était un violoniste. Et les violonistes…


MADAME HORTENSE

J’ai connu aussi des pianistes qui avaient un tempérament de feu.


LE PIANISTE

C’est plus rare.


Madame Hortense va chercher les chapeaux à fleur dans la malle à chapeaux et les distribue.


SUZANNE DELICIAS discrètement à Léon

Elle continue, n’est-ce pas ?


LE PIANISTE

Nous bavardions.


SUZANNE DELICIAS

Si vous ne la faites pas taire, c’est moi qui m’en chargerai.


LE PIANISTE

Il m’est difficile de le lui interdire pendant le service... C’est le chef d’orchestre, n’est-ce pas ?


SUZANNE DELICIAS

Lâche! Lâche !


Madame Hortense revient à sa place près du piano, son propre chapeau sur la tête.


- Scène 2 -


PATRICIA

Alors je frotte avec un tout petit peu de Nettoitout et un chiffon de laine bien sec.


PAMELA

J’aime mieux une goutte d’ammoniaque.


PATRICIA piquante

Avec l’ammoniaque ce n’est pas la tache que vous enlevez, c’est le vernis.


PAMELA

Chacun sa méthode !


PATRICIA

Oui, mais il en est de mauvaises. Il y a des femmes qui n’ont pas le sens de leur intérieur !


PAMELA

Mon intérieur vaut bien le vôtre. Il y a peut-être moins de napperons !


PATRICIA

Tout le monde, n’est-ce pas, n’a pas des goûts d’artiste ? Moi, j’aime mon petit nid chaud et douillet, tout peuplé de mes souvenirs... C’est le napperon qui fait intime.


PAMELA

Nids à poussière ! Mon petit intérieur, à moi, est moderne et j’en suis fière. Meubles tubulaires et Formica. Tout est clair et net. Pas un objet.


PATRICIA

Une clinique, je vois ça ! Merci ! Moi, je ne suis pas malade!


PAMELA

Je suis peut-être malade, moi ?


PATRICIA

Avec les yeux que vous avez !

PAMELA

J’ai peut-être les yeux cernés, ma chère, parce que j’ai un amant et qu’il est très amoureux de moi, ce

qui n’est certainement pas votre cas. Mais du moins les miens ils regardent tous les deux du même côté !


PATRICIA regarde le public en louchant

Oh ! faire allusion à une disgrâce physique. D’ailleurs imperceptible. Vous êtes l’être le plus bas que je connaisse. Quant à votre amant vous n’avez pas à vous en vanter. (Réaction de Paméla curieuse) Un homme qui travaille à la plonge!


PAMELA

On travaille où on peut. L’essentiel, c’est qu’on travaille bien. (Allusion sexuelle) J’aime le travail bien fait, moi.


PATRICIA

Vous êtes ignoble! Je me demande comment on tolère des femmes comme vous dans des orchestres convenables !


MADAME HORTENSE

Mesdames ! Pas de dispute sur l’estrade ! Même quand nous cessons de jouer, les clients ne cessent pas de nous regarder.


Tout le monde regarde le public.


Des sourires,


Tout le monde sourit.


de la grrrâce...


Chacun prend la gestuelle liée à son instrument en gardant le sourire.


(En souriant toujours) On peut très bien se dire ce que l’on pense en souriant. Votre fleur, Paméla!


PAMELA

Quoi ma fleur ?


MADAME HORTENSE

Elle a la tête en bas. Je veux vos roses droites.


PATRICIA rit

Elle plonge !


Paméla, en train de remettre la fleur de son chapeau, lui écrase le pied.


Aie !


MADAME HORTENSE

Mesdames !


PATRICIA à Paméla

Sale créature ! (A Madame Hortense) Elle vient de m’écraser le pied !


MADAME HORTENSE

De la tenue quoi qu’il arrive. Vous vous devez à votre public. Voilà la règle. Le patron me l’a dit quand nous avons enlevé l’affaire en audition devant le Mag’s Star et le Symphony Band, qui sont des orchestres réputés :


Elle parle pendant que Monsieur Lebonze articule en 'playback', gestes à l'appui.


« Je vous prends parce que je veux de la femme et de la grâce ! Un orchestre qui fasse rêver mes clients.»


PAMELA en regardant le public

Pour ce qu’ils ont envie de rêver, les clients d’une ville d’eaux où l’on soigne la constipation ! Vous croyez qu’ils nous écoutent ?


Tout le monde regarde le public. Un temps.


Ils ne parlent que de ça. Ils font leurs comptes. Et quels comptes !


MADAME HORTENSE

Nous n’avons pas à savoir ce que le client pense et s’il est ou non constipé. De la tenue et de

l’élégance. On nous a engagé pour cela. Et énormément de féminité (Elle remonte sa poitrine).


- Scène 3 -


MADAME HORTENSE

Nous allons maintenant jouer « Impression d’Automne de Chandoisy », arrangement de Goldenstein.


Tout le monde accorde son instrument et se prépare à jouer.


Beaucoup d’émotion et de vibrrrato, s’il vous plaît. (En passant elle glisse un doigt dans le col de Léon) Comme vous avez chaud, Monsieur Léon! Votre col est tout mou.


LE PIANISTE

J’en ai toujours deux. Je le changerai à l’entracte. Après « La Marche de Tannhauser.


SUZANNE DELICIAS éclate

Assez! Assez! Ou je quitte l’orchestre!


LE PIANISTE

Pas de scandale, je vous en prie. Elle me dit que j’ai trop chaud. Je ne peux pourtant pas lui dire non.


SUZANNE DELICIAS à Léon

Monstre ! Vous êtes un monstre de cruauté !


MADAME HORTENSE a pris sa baguette, avec malice

Attention au dièse de la reprise pendant votre solo, n’est-ce pas, Mademoiselle Délicias?


Madame Hortense bat la mesure avec sa baguette et le morceau commence (pas de musique, les musiciens miment les gestes correspondant à leur instrument et s'arrêtent quand ils parlent).


ERMELINE

Tout! Tout! Je lui ai tout dit. J’étais lancée. (Un temps bref) Le loyer pas payé, mes ennuis avec ma pauvre mère et mes règles qui ne venaient pas.


LEONA

Alors, qu’est-ce qu’il t’a répondu?


ERMELINE

Rien. Il dormait.


LEONA

Le mufle! Je n’aurais jamais toléré ça d’André !


PATRICIA se lève et commence sur l'air de Diane Tell - « Si J'étais Un Homme »

Je suis femme! (à Paméla) Je suis peut-être plus femme que vous, quoique moi je ne me mette pas sur le dos avec n’importe qui. J'attends l’être que je pourrai regarder au fond des yeux, moi!


PAMELA

Avec les deux ça sera difficile.


PATRICIA

Oh !


PAMELA

Ou alors il faudra qu’il change souvent de côté.


PATRICIA se rassoit

Oh ! C’est trop !


ERMELINE à Léona

Alors comme on entrait dans le restaurant, un endroit extrêmement chic où nous avaient invités ses amis, je lui ai dit : « Edmond, (un temps bref) où me mets-je? »


LEONA

Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?


ERMELINE

Mets-toi ou tu veux, mais ne nous fait pas ch…


Tout le monde regarde le public. Ermeline se racle la gorge.

Monsieur Lebonze sert une consommation dans la salle.


PATRICIA

Qu’est-ce qu’il attend le patron pour les consommations de l’orchestre ? Je meurs de soif. Nous y avons droit !


PAMELA

Il a les clients à servir d’abord, alors notre verre de bière, permettez-moi de vous dire qu’il s’en fout !


PATRICIA

Naturellement, les artistes, cela passe après tout.


MADAME HORTENSE, pendant que Monsieur Lebonze commente par des gestes

A l’entracte, Mesdames! Vous savez bien que c’est l’usage. Nous avons droit à un rafraîchissement par service, à l’entracte.


PATRICIA

Hier, il nous a servies à minuit. Oh! Il est plus empressé le samedi quand c’est le jour de son pourboire! Cette semaine je donnerai vingt sous. Ah! vivre au milieu de ces rustres... Il y en a qui trouvent cela naturel, au point de les prendre dans leur lit (Allusion à Paméla). Mais moi, j’ai reçu une autre éducation. Une fille d'officier! Finir dans un boui-boui!


MADAME HORTENSE passe derrière Patricia

La Brasserie du Globe et du Portugal est un établissement de premier ordre. Et vous avez été bien contente d’y entrer, ma petite. Ne crachez pas dans la soupière. (Elle repart)


PATRICIA en sourdine

Avec mon talent ! J’ai donné des concerts, moi ! Soliste! (Elle revit la scène face public) Une fois, à une fête de charité, Massenet, le grand Massenet, était dans la salle. A la fin du concert il m’a baisé la main. J’avais interprété un arrangement pour orchestre de Mignon, où je m’étais toute donnée. Le Maître en avait les larmes aux yeux. Il était si ému qu’il n‘a rien trouvé à me dire.

Un causeur si discret...


Réaction de Paméla, moqueuse.


(A Paméla) Vous ne pouvez évidemment pas comprendre!


MADAME HORTENSE

Chacun a eu ses petits succès. Monsieur Hortense avait été premier violon à la brasserie Zurki, à Saint-Pétersbourg... Je vous parle d’avant la révolution; il avait joué devant des têtes couronnées. Mais il y a des hauts et des bas. Ça ne l’empêchait pas de faire toujours consciencieusement son métier. Il me disait (Elle prend ses grands airs) : « Zélie, la musique, c’est comme la soupe, (Un temps bref) c’est toujours bon. »


PATRICIA

Se donner devant des constipés!


MADAME HORTENSE

La constipation n’a jamais empêché d’apprécier la musique. Je dirais même, au contraire. Nous avons ici d’excellents amateurs. Pas plus tard qu’hier, un gros industriel belge est venu me féliciter. Il m’a même parlé de vous (désignant Patricia).


PATRICIA à Madame Hortense, émoustillée

C’est vrai? (Elle rit) Comme c’est amusant! Qu’est-ce qu’il a dit?


MADAME HORTENSE

Il m’a demandé si vous n’étiez pas de Gand. Il paraît qu’il y a une personne là-bas qui vous ressemble. Une dame qui tient le vestiaire au Kursaal.


Réaction de Patricia déçue et Paméla moqueuse


- Scène 4 -


ERMELINE à Léona

Alors je lui ai dit : « Edmond! Tu n’aimes peut-être pas ça, mais n’en dégoûte pas les autres! »


LEONA

Toc!


ERMELINE

Toc! C’était net. Et j’ai ajouté (Elle commence sur l'air de Diane Tell - « Si j'étais un homme ») : « Je suis femme et tu n’empêcheras jamais une femme de penser et de sentir comme une femme. » Ça, ma petite, pour le coup, j'ai vu que ça avait porté.


LEONA

Qu‘est-ce qu’il a répondu?


ERMELINE

Rien. Il a continué à se laver les dents.


LEONA

Et alors qu’est-ce que tu as fait?


ERMELINE lentement

J'ai posé mes ciseaux (Elle se lève) - j’étais en train de me couper les ongles des pieds - et je suis sortie de la salle de bains. (Elle se rassoit)


LEONA admirative

Comme ça?


ERMELINE

Comme ça! Tu conviendras qu’il ne l'avait pas volé! J’ai remis (elle compte) ma gaine, mes bas. (et conclut) Toujours rien, ma petite. Il se rinçait. Alors j’ai passé ma robe, j’étais décidée - tu me connais - et je suis sortie en claquant la porte. J’étais d’un crin! (+ geste) Le premier, tu entends, le premier qui m’aurait dit un mot gentil, je me donnais! Seulement il n’y avait que le gardien de nuit en bas, un vieux, et Moulins, tu sais, à une heure du matin! Pas un chat. J'ai traîné tant que j'ai pu pour qu’il ait peur. (Face public) J’ai été du côté de la cathédrale, on m’avait dit que c’était joli, mais on ne voyait rien; et à deux heures et quart je suis remontée. (A Léona) Je n’en pouvais plus. J’avais mes chaussures roses - celles que je t’ai données parce qu’elles étaient trop petites - et mon cor me faisait trop mal. Et puis comme je lui avais crié en partant qu'il fallait en finir une bonne fois, j’avais peur qu’il avertisse la police à cause de l'Allier. Je ne tenais pas à avoir des ennuis, tu comprends?...


LEONA

Qui c’était l’allié?


ERMELINE sèche

Tu es bête! Une rivière qui passe à Moulins. Une femme dans l’état où j'étais, c'est à ça que ça pense d’abord, c’est connu. D’ailleurs j’avais été jusqu’à la rive, mais il faisait trop noir. J’étais revenue.


LEONA

Ah! Je comprends! (Un temps bref) Il t’a crue morte? Alors qu'est-ce qu’il t’a dit quand il t'a vue?


ERMELINE agacée

Rien. Il ne m’a pas vue. Il était sorti, lui aussi.


LEONA de plus en plus excitée

Il avait été avertir la police?


ERMELINE face public, enchaîné

Non. Faire une belote avec des copains dans un bar, en face de la gare, qui restait ouvert toute la nuit.


- Scène 5 -


SUZANNE DELICIAS à Léon, au bord des larmes

J’ai passé sur tout! Nos rendez-vous secrets, nos rencontres espacées dans cette sale petite auberge où le patron me parle comme à une grue, (un temps) moi, qui avais rêvé de traverser la ville la tête haute, au bras de l'être que j’aimais! (Un temps) Mais il y a une chose sur laquelle je ne passerai pas, Léon, c’est sur les avances de cette horrible femme à l’homme que j’ai choisi et auquel je me suis donnée! Tant qu’il est question de votre pauvre femme infirme, passe; je comprends la pitié, même si je la trouve lâche et ses précautions ignominieuses... Mais là, sous mes yeux, ce désir... étalé! (Elle éclate) A l’orchestre!


LE PIANISTE indolent

Nos rapports se bornent strictement à des questions de service, mon amour.


SUZANNE DELICIAS amère

Le doigt dans votre col, tout à l’heure, c'était une question de service? Et cette caresse à vos cheveux?


LE PIANISTE indolent

Elle me faisait remarquer mes pellicules sur le col de mon smoking, c’était son droit strict de chef d’orchestre.


SUZANNE DELICIAS

Votre col est à moi, Léon! Vos cheveux et vos pellicules mêmes sont miens! Moi seule ai à m’inquiéter de leur petite pluie blanchâtre; à moi seule revient de brosser votre col! Je vous ai tout donné de moi, une virginité conservée, mes illusions, le bon renom d‘une famille irréprochable et jusqu'à ma sœur religieuse qui en mourra si elle l’apprend. Tout ce qui est vous est à moi maintenant! Je grifferai comme une lionne! (Elle se transforme en félin)


LE PIANISTE indolent

Les lionnes mordent. Ce sont les tigresses qui griffent, je vous l’ai déjà dit, mon amour.


SUZANNE DELICIAS fait la lionne

Soit! Je mordrai! Rraaa! Rraaa! Rraaa! Rraaa!


MADAME HORTENSE qui passait derrière et s'arrête, interloquée

Vous avez mal?


Suzanne continue de faire la lionne et se prépare à attaquer Madame Hortense. Les autres ont peur.

Monsieur Lebonze sort de derrière son comptoir, fait signe au public de rester à sa place pour éviter la panique.


LE PIANISTE retenant Suzanne, à tout le monde

Ce sont les nerfs. Ce sont les nerfs.


MADAME HORTENSE continuant son chemin jusqu'au piano

Aux nerfs ou autre part, où vous voudrez, ma petite, mais pas à l'orchestre! Nous sommes le point de mire de tout l'établissement.


Tout le monde s'est arrêté de jouer et regarde le public.


(A Léon, pendant que Suzanne continue de grogner, de haleter) Tapez-lui dans le dos, vous! Que l'on croie qu’elle s’enroue. (Elle se met sur le devant de scène pour cacher Suzanne et Léon) Pas de scandale à l'orchestre!


LE PIANISTE lui tapant dans le dos

Mon lapin, mon petit rat, mon tout petit lapin, ma belette...


MADAME HORTENSE souriant au public, entre ses dents

Et puis, les fables de La Fontaine, ça sera pour plus tard! En dehors des heures de service je ne vous demande pas à quoi vous employez votre temps, tous les deux!


SUZANNE DELICIAS à Léon :

Mais arrêtez donc de taper comme ça, vous me faites mal! (Elle se lève et se place à côté de Madame Hortense) J’aime et je suis aimée si vous voulez le savoir, Madame!


MADAME HORTENSE maintenant toujours les apparences vis-à-vis du public

Non, Mademoiselle Délicias! Non! Je ne veux pas le savoir. Nous sommes ici dans le temple de la musique!


SUZANNE DELICIAS

Oh! ça serait trop facile de me faire taire au nom de l'art! (Elle a saisi ses partitions) Vous croyez que j'ai honte? La tête haute! Oui, je vais la tête haute! (Elle s'assoit à sa place)


MADAME HORTENSE retournant au milieu de scène

Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas abîmer votre partition. Vous ne vous doutez pas de ce que ça coûte un répertoire! Voyez-moi ça! « Cocardes et Cocoricos » tout froissé. Et c’est un morceau rarissime!


SUZANNE DELICIAS moqueuse

Rarissime! Votre goût, pour la musiquette, est déplorable; permettez-moi de vous dire cela, Madame Hortense. Rarissime! (Elle hausse les épaules) Du Duverger!


MADAME HORTENSE

Arrangement de Benoiseau, ma petite! Et c'est un homme qui connaissait son métier. Je regrette de devoir vous l'apprendre. Je l'ai connu au casino de Royan, aux beaux temps du symphonique. Ça c'était un musicien!


SUZANNE DELICIAS

Moi, j'ai été nourrie de classiques. Ô mon Beethoven! Ô mon Saint Saëns!


MADAME HORTENSE

Dans un établissement comme celui-ci, le client joue aux cartes ou aux dominos pour oublier ses petits ennuis de santé. Ce qu'il lui faut c'est un fond sonore. Ce morceau-là c'est gai, c'est vibrant, c'est enlevé. Et ça fait penser à la France. Ce qui est toujours bon dans un café.

Injonction improvisée de Monsieur Lebonze à l'orchestre. Madame Hortense fait signe à Léona d'aller chercher de nouveaux chapeaux dans la malle, tout le monde change de chapeau.


SUZANNE DELICIAS en mettant son chapeau

Ah! je suis tombée trop bas! Tant d'humiliation me tuent! Tant de médiocrité m'étouffe! Je ne chanterai pas le grand air de « La Vestale » tout à l'heure. Je ne suis plus en mesure de chanter.


MADAME HORTENSE

Le grand air de « La Vestale » est au programme. C'est imprimé. Et un changement de programme fait toujours très mauvais effet. Monsieur Lebonze nous les a formellement interdits. Ça déroute le consommateur. Vous le chanterez!

Commentaire improvisé de Monsieur Lebonze


SUZANNE DELICIAS

Non ! Non ! C’est trop pour mes nerfs ! Secourez-moi, Léon ! Cette femme s’acharne contre moi.


MADAME HORTENSE

Vous êtes une petite nature et Monsieur Léon, qui est un homme et un artiste, sera obligé d’en convenir comme moi.


- Scène 6 -


ERMELINE à Léona

Moi, je ne dis rien. C’est pas mes oignons. Mais si on s’avisait de faire à Edmond le dixième des avances que je lui vois faire à ce malheureux garçon, je verrais rouge. Une fois, au casino de Palavas, je sors un instant pendant l’entracte. Je reviens, je ne le vois pas sur l’estrade. Tu sais où je le retrouve ?


LEONA

Non.


ERMELINE

Avec la dame des cabinets.


LEONA

Non ?


ERMELINE

Si! Une blondasse sur qui on racontait des horreurs. Tu te rends compte ? Une dame-pipi!


LEONA

Qu’est-ce qu’il faisait ?


ERMELINE

II a prétendu, après, qu’il lui demandait de la monnaie. Tu penses comme j’ai été dupe! Alors tu sais ce que je lui ai dit ?


LEONA

Non.


ERMELINE

Rien ! Je les ai regardés, comme ça (Un temps) , et je suis entrée chez les dames en demandant (face public) : « Il y a du papier? »


LEONA

Toc ! (Un temps bref) Et qu‘est-ce qu’il a fait ?


ERMELINE

Il est rentré chez les messieurs, (un temps bref) sans un mot. Mais permets-moi de te dire qu’il était blême. J’ai vu qu’il s’est senti mouché.


LEONA

Tu as bien fait. (Se remet sur sa chaise, face public) Il y a des gens qu’il faut remettre à leur place.


- Scène 7 -


MADAME HORTENSE qui passe derrière, lance à la volée, sa baguette à la main

Des hommes, j'en ai eu des douzaines! Des grands, des beaux, des balancés. Depuis la mort de Monsieur Hortense, je me repose. Mais j’aime mieux que vous sachiez que s’il m'en fallait un... (Elle regarde Léon d'un air coquin en jouant avec sa baguette)


SUZANNE DELICIAS

Peut-on savoir ce qui se passerait s’il vous en fallait un, Madame?


MADAME HORTENSE

J’en choisirais un mieux bâti ! Voilà !


Monsieur Lebonze rit derrière son comptoir.


SUZANNE DELICIAS outrée

Je ne vous permets pas !


LE PIANISTE tape sur son clavier


Tout le monde sursaute.


Mesdames!


SUZANNE DELICIAS

Léon est beau ! Il a le nez grec.


MADAME HORTENSE

Le nez grec ou non, moi, je m’en moque. C’est aux pectoraux que je crois.


Monsieur Lebonze regarde ses propres pectoraux.


LE PIANISTE se remet au piano, mal à l'aise

Mesdames !


MADAME HORTENSE au milieu de scène

Monsieur Hortense, c’était une armoire à glace. Il écrrrasait la femme au lit. C’est ça l’amour!


SUZANNE DELICIAS avec dégoût

Comme vous êtes grossière, Madame.


LE PIANISTE hésite à faire du bruit, lève le doigt pour parler

Mesdames !


SUZANNE DELICIAS

Vos débardeurs, vos garçons de café (Elle désigne Monsieur Lebonze),


Monsieur Lebonze a mis son torchon sur l'épaule et se penche sur le comptoir.


vos brutes, je les méprise! Je les vomis! Je mourrais plutôt qu’être touchée par leurs grosses pognes. Léon a un corps d’éphèbe, pas un soupçon de ventre (Elle désigne Léon). Léon! Montrez-lui. Je n‘admets pas qu’on dise que vous n’êtes pas beau! (Elle se lève pour lui soulever la chemise)


LE PIANISTE empêchant Suzanne de soulever sa chemise, gêné

Suzanne! pas à l’orchestre.


SUZANNE DELICIAS

Pourquoi pas ? Je suis fière de notre amour ! (Elle se met à genoux et tente de déshabiller Léon) Je veux braver le monde et l’opinion. Je veux braver la terre entière !


Monsieur Lebonze a pris son téléphone et filme la scène.


MADAME HORTENSE

Suzanne Délicias, le patron nous regarde !


Monsieur Lebonze, pris en flag, s'arrête de filmer, cache son téléphone et regarde discrètement ce qu'il a filmé.


Vous savez qu’il ne veut pas de bavardages à l’orchestre. Et notre contrat est résiliable tous les quinze jours. (A Monsieur Lebonze) Tout de suite Monsieur Lebonze ! Tout de suite !


Monsieur Lebonze lui fait un coucou avec un sourire, sans comprendre, (regard interrogatif au public) et continue de regarder son téléphone.



- Scène 8 -


Nous attaquons ! Vous êtes prêtes, Mesdames ? « Cocardes et Cocoricos ». (Elle se place en bas de l'estrade, devant l'orchestre, face public) Vite. Très enlevé. Allons-y. Une mesure pour rien. (Elle bat la mesure avec sa baguette) Une, deux, trois, quatre…


Les musiciens recommencent à mimer sur leur instrument.

SUZANNE DELICIAS tout en jouant

Je me tuerai.


LE PIANISTE tout en jouant

Suzanne !


SUZANNE DELICIAS tout en jouant

Au laudanum.


LE PIANISTE tout en jouant

Suzanne !


SUZANNE DELICIAS tout en jouant

J'irai me jeter dans le Cher.


LE PIANISTE tout en jouant

Suzanne!


La musique va crescendo.


SUZANNE DELICIAS tout en jouant

Ou sous le train.


LE PIANISTE tout en jouant

Suzanne!


SUZANNE DELICIAS s'arrête de jouer

Non, d’ailleurs! Elle serait trop contente. Elle vous aurait, enfin! Vous savez ce que je ferai demain? Je m’achèterai une robe neuve. La plus chère au « Petit Paris ». Toute ma quinzaine y passera. J’aurai une taille de guêpe et je la narguerai avec son gros derrière ignoble! (Elle reprend son instrument)


Madame Hortense de dos se retourne brièvement et jette un coup d'œil au public


LE PIANISTE tout en jouant

Suzanne!


SUZANNE DELICIAS face public

Vous m’aimez, Léon ?


LE PIANISTE tout en jouant

Je vous adore, mon amour, je n’aimerai jamais que vous.


SUZANNE DELICIAS tout en jouant

La mort ne vous fait pas peur, n’est-ce pas ?


LE PIANISTE tout en jouant

Avec vous ?


SUZANNE DELICIAS tout en jouant

Oui !


LE PIANISTE tout en jouant

Non !


SUZANNE DELICIAS tout en jouant

Alors nous mourrons ensemble si nous sommes trop malheureux ! Ils seront tous bien attrapés.


LE PIANISTE tout en jouant, souriant

C’est ça.


SUZANNE DELICIAS tout en jouant

C’est bon, la mort!


LE PIANISTE riant et jouant

C’est délicieux !


Fin du morceau. L'orchestre et Madame Hortense saluent.


MADAME HORTENSE retournant à sa place près du piano, ses partitions à la main, à Suzanne en passant

Vous avez entendu comme on nous a applaudis. Alors « Cocardes et Cocoricos », arrangement par Benoiseau, c’est toujours de la musiquette? (Depuis sa place, à tout le monde) Quel effet, mes enfants, quel effet! Vous avez vu ça? Ce morceau-là ça prend aux tripes!


- Scène 9 -


MADAME HORTENSE face public, patriotique

Le Français sent que ça a été écrit pour lui ! (A Suzanne) Il faut du sang de navet dans les veines et ne pas aimer son pays pour ne pas sentir ce qu’il y a là-dedans!


SUZANNE DELICIAS à Madame Hortense sans la regarder

Je vous réponds par le mépris !


MADAME HORTENSE

Moi, le patriotisme, j’ai ça dans la peau ! Pendant la guerre, en plein chômage, j’ai refusé une saison à Vichy. (Allusion à Suzanne) Et j’en connais qui n ‘ont pas eu ces scrupules : qui ont même joué sous l’occupant !


Tout le monde regarde Suzanne.


SUZANNE DELICIAS un peu troublée

Vos insinuations me laissent de marbre. Il est exact que j’ai joué dans une brasserie parisienne en quarante, mais c’était un orchestre de résistants. Quand il y avait des allemands dans la salle, nous nous donnions le mot pour jouer faux. Et il fallait un certain courage ! Nous étions à la merci d’une dénonciation, car ces gens-là étaient tous musiciens.


MADAME HORTENSE piquante

Jouer faux, telle que je vous connais, cela devait vous être très facile.


SUZANNE DELICIAS outrée

Oh! c’est trop! puisqu’on touche aussi à mon art, puisqu’on ne respecte rien ici : je sors !... (Elle pose son instrument et quitte l'estrade, s'aperçoit qu'elle a toujours son chapeau, retourne le poser sur sa chaise et repart en direction de la porte.)


Monsieur Lebonze qui était occupé de dos, à la machine à café, se retourne et regarde passer Suzanne, surpris.


PATRICIA se penche à l'oreille de Paméla

Là, vous voyez, elle exagère de l’attaquer la-dessus. Elle, elle a peut-être pas joué à Vichy, mais elle a fait de la radio.


LE PIANISTE

Cette dispute est ridicule comme toutes les disputes. Votre talent n’est pas en cause, Suzanne !


SUZANNE DELICIAS à Léon, revenant sur ses pas

Je me ris de mon talent! Il est possible que je n‘en avais pas non plus! Moi qui croyais que je me prodiguais! C’est trop drôle. Vous ne le trouvez pas, vous, que c’est drôle ? Je n’ai donc rien donné ni à l’art, ni à la France, ni à vous. (Elle retourne près de la porte et se met à pleurer)


LE PIANISTE

Mais non ! Mais si ! (Il descend de l'estrade et rejoint Suzanne) Pas de scandale, je vous en supplie, Suzanne!


SUZANNE DÉLICIAS

Je suis maintenant au-delà du scandale! J’en ai souffert longtemps, Léon. Je me suis donnée à vous dans des conditions dégradantes dans des hôtels meublés. (Elle crie en pleurant) Meublés!


LE PIANISTE

Du calme, Suzanne, du calme. Les hôtels sont toujours meublés… Du moins en Europe… Et il arrive, de toute façon, qu’en voyage…


SUZANNE DÉLICIAS

Parlons-en de nos voyages! Nous n’allions jamais bien loin. A l’autre bout de la ville, (Insiste) à pied! Nous étions des voyageurs qui n’avaient vraiment pas besoin de valise ! J’en ai assez souffert. Ah! le regard du patron, quand nous demandions notre chambre, le regard du patron qui me partageait d'avance avec vous.


Petit sourire pervers de Monsieur Lebonze.


LE PIANISTE

Vous exagérez, Suzanne; c'est un très brave homme, marié...


SUZANNE DÉLICIAS

Vous étiez deux braves hommes mariés, voilà tout, à me partager au cours de mes courts voyages!... Nous nous sommes aimés un œil sur la montre, Léon, pour que votre très chère et très pitoyable femme infirme ne s'affole pas de vos éternels retards... Et moi, n'étais-je pas pitoyable et infirme autant qu'elle?


LE PIANISTE lui passant la main sur les épaules

Ce n'était pas la même chose, Suzanne...


SUZANNE DÉLICIAS

Nous étions des voyageurs sans valise, mais en revanche, nous avions des montres! Une chacun, sur notre table de chevet. Il y a des amants couchés sur le lit qui s'amusent à écouter si leurs cœurs battent au même rythme : nous, nous avons passé le temps de notre amour à nous demander si nos montres retardaient... (Elle enlève sa montre) Ah! cette montre, cette montre, je la hais! Je la jette! Je la piétine! Donnez-moi la vôtre!


LE PIANISTE cache sa montre tout en faisant diversion

Mon amour... Tout l'établissement nous voit!... (Il ramasse la montre de Suzanne) Le verre n'est pas cassé, heureusement... (Examine la montre, tente de la réparer) Vous exagérez, Suzanne. Tout le monde regarde l'heure de nos jours. La vie moderne se vit un œil sur le cadran. (Il écoute la montre et entend un tic-tac qui le rassure)


SUZANNE DÉLICIAS grandiloquente, faisant des grands gestes avec ses bras pendant que Léon essaye de lui remettre la montre à son poignet

Ah! je l'ai vécue la vie moderne! Ah! J'ai été une femme libre, affranchie de tous préjugés — comme on dit. Quelles chaînes sur les femmes libres! Quelles chaînes de montre... J'ai été une femme libre surchargée de chaînes de montre! (Elle rit puis devient sombre) Vous ne trouvez pas que c'est amusant?


LE PIANISTE rattachant la montre au poignet de Suzanne

Je vous l'ai dit dès le début que je ne pouvais pas risquer de tuer ma malheureuse femme infirme. Et vous m'avez répondu que notre amour serait assez grand!


SUZANNE DÉLICIAS

Eh bien! non, il n'était pas assez grand. Il a été guillotiné, notre amour, par des aiguilles de montre. (Face public, très grave) Il s'est noyé dans des cuvettes avec les enfants que j'aurais pu avoir. (Emue, en sanglots, face public) Dix fois, je vous ai proposé de mourir, Léon! Mourir ensemble c'était propre. (Amère, séchant ses larmes) Tout noyer une bonne fois, le père, la mère et les enfants au lieu de noyer les enfants seuls. (A Léon) Ça c'était simple!


LE PIANISTE

Ce n'était simple qu'en apparence, mon amour... Je n'avais pas non plus le droit de la laisser...


SUZANNE DÉLICIAS

Moi, vous aviez le droit de me laisser au bout de mes trois quarts d'heure journaliers. J'ai été une vieille jeune fille ridicule qui n'a attendu si longtemps de se donner que pour être femme trois quarts d'heure par jour. Minutés! Sur deux montres, s'il vous plaît!


LE PIANISTE faisant la moue

Une heure, une heure et demie! J'avais décalé pour ma femme l'heure des services d'une grande heure, vous le savez bien.


SUZANNE DÉLICIAS fâchée, croisant les bras

Oui, mais il y avait les trajets. Et je n'avais le droit d'être votre femme qu'à l'extrémité de la ville. Avant on risquait de nous voir. Il fallait marcher bien sagement côte à côte. Comme si nous ne nous connaissions pas.


LE PIANISTE

Qu'importe! puisque nous nous aimions! Est-ce que cela compte, le temps?


SUZANNE DÉLICIAS

Oui. J'ai fini par m'apercevoir que cela comptait terriblement. Et que c'était de cela, en fin de compte, que la vie était faite. J'ai perdu mon temps. Quelle drôle d'expression, n'est-ce pas? Perdu mon seul temps. Et pas question de prier saint Antoine pour le retrouver. Quelle heure avez-vous, Léon? Est-ce que nos montres sont à la même heure? J'ai onze heures moins le quart.


Monsieur Lebonze qui s'impatiente fait un geste vers la montre.


LE PIANISTE

J'ai moins douze. (Il a remarqué Monsieur Lebonze) Nous sommes en plein service, Suzanne. Remontez sur l'estrade. Nous nous expliquerons à l'entracte, mon amour. Nous aurons un grand quart d'heure à nous.


Monsieur Lebonze fait signe à Madame Hortense (qui s'était assise et qui s'éventait) d'intervenir.


SUZANNE DÉLICIAS prenant son manteau et son écharpe près de l'entrée

Merci. Mon service, à moi, est terminé.


Madame Hortense rejoint Léon et Suzanne près de la porte pendant que l'orchestre se lève pour voir la scène.


MADAME HORTENSE discrètement

Alors c'est bientôt fini, cette scène? Le patron nous regarde. Vous avez envie de nous faire flanquer tous à la porte? C'est ce que vous cherchez, n'est-ce pas, petite chipie?


SUZANNE DÉLICIAS mettant son chapeau et ses gants

Non. Madame. D'ailleurs pour moi c'est déjà fait. Je renonce définitivement à jouer faux. Adieu, Madame, je vous le laisse. Mais vous aviez raison (Elle regarde Léon de haut en bas) : c'est un maigrichon. (Elle ouvre la porte) Vous avez une bonne montre au moins? (Elle sort)


MADAME HORTENSE criant par la porte

Je vous flanque cinq cents francs d'amende, ma petite! Et je vous avertis que vous serez remplacée samedi!


- Scène 10 -


LE PIANISTE

Elle souffre, Madame Hortense. C'est un abus de pouvoir. Vous devriez avoir honte.


MADAME HORTENSE passe devant Léon pour retourner sur l'estrade

C'est vous qui devriez avoir honte, Monsieur Léon, avec votre pauvre femme infirme. Une exaltée qui finira par aller tout lui dire – pour se soulager! (Elle se retourne vers Léon et le fait venir comme un chien)


LE PIANISTE retournant à sa place en pleurant

C'est trop! C'est trop!


MADAME HORTENSE regardant l'orchestre pour vérifier que tout le monde est à sa place

Je sais ce que c'est qu'un homme, Monsieur Léon. J'en ai apprivoisé d'autres que vous. Un homme a besoin de contentement, c'est humain. Personne ne vous reprochera jamais ça, dans votre situation. Mais confiez-vous à une vraie femme qui sait ce que c'est la vie et qui fera la part des choses. (Elle se rapproche de Léon) J'ai menti tout à l'heure, je ne vous trouve pas maigre du tout. (Elle lui passe les mains sur les épaules, les bras, le torse) Un peu fluet, mais pour moi qui suis maternelle, c'est un charme de plus... (Elle touche son col, fait rentrer de l'air dans sa chemise) Oh, comme il a chaud, comme il a chaud le vilain. (Elle lui caresse la tête, chamboule ses cheveux) Et il ne veut pas qu'on le mignote! Il aurait tant besoin de quelqu'un qui s'occupe de lui.


LE PIANISTE impassible

Ces scènes me brisent les nerfs. Je suis un artiste, moi. Je ne suis pas fait pour la vie.


MADAME HORTENSE

On vous aidera, on vous aidera, mon petit. Je vous comprends tellement, moi. Est-ce qu'on a besoin de se faire des scènes pour tout? Un peu de plaisir discret est-ce que ça ne devrait pas suffire pour être heureux? Vous êtes en nage. Changez-le votre col, mon petit lapin.


LE PIANISTE impassible, face public

Après « La Marche de Tannhauser. Avant cela ne servirait à rien. Il ne faut pas croire que je n'aime plus ma femme. Douze ans, cela ne s'oublie pas! J'aurais pu la mettre à l'hôpital. Incurable, qui me l'aurait reproché? Je l'ai gardée à la maison malgré sa jalousie maladive. J'ai pris une femme de ménage, une femme sur qui je peux compter. Mais tout cela coûte! Quelquefois je me sens si seul.


MADAME HORTENSE

Il vous faut quelqu'un qui vous aide, au lieu de vous torturer davantage. Voilà tout! Quelqu'un qui ait du sentiment comme vous.


LE PIANISTE

Je suis une harpe. Un rien me brise.


MADAME HORTENSE

Vous êtes un artiste. Et les artistes, en dehors de leur art, il ne leur faut pas des émotions. Un peu de plaisir, oui, voilà tout. Et le reste est pour la musique. Vous n'avez pas remarqué que cette folle, à l'orchestre, c'était la seule qui nous faisait des ennuis?


LE PIANISTE

C'est une harpe, elle aussi!


MADAME HORTENSE

Oui, mais c'est une harpe détraquée. Quitter l'orchestre pour un caprice! Au moment où nous devons attaquer « Volupté à Cuba ». Léona, soyez gentille, ma petite, allez donc voir ce qu'elle fait, cette idiote.


Léona obéit, se lève et sort.


Elle doit être en train de pleurnicher dans les cabinets! Le sentiment, c'est beau, mais il faut assurer le service. Nous risquons nous aussi notre place.


Monsieur Lebonze regarde Léona partir puis observe l'orchestre, méfiant.


Le patron rôde. Je ne sais pas ce qu'il a ce soir, il est méfiant.



- Scène 11 -


PATRICIA à Paméla, en mettant son chapeau

Elle a tout de même été odieuse avec elle. D'abord la guerre, c'est une chose dont on ne devrait pas reparler. J'ai résisté comme tout le monde. J'ai écouté la radio de Londres tous les jours. J'ai fait ce que j'ai pu. Seulement, j'avais ma pauvre vieille mère. Il fallait bien lui procurer quelques douceurs.


PAMELA

Elle vit toujours avec vous, votre vieille?


PATRICIA

Bien sûr. Pauvre Choute! C’est un petit nom que je lui donne. C’est mon bébé maintenant. J’ai décidé de lui consacrer entièrement ma vie. Elle et mon art, je ne connais pas autre chose, (Un temps bref) avec mon petit intérieur.


PAMELA

Moi, vous voyez, je ne pourrais pas! Quand je vais voir la mienne aux Batignolles - elle n’est pas malheureuse, elle est concierge — d’abord je suis contente. Bonjour, maman? Ça va, maman? Je me refigure que je suis petite. Elle m'a fait un haricot de mouton - c'est son péché mignon à ma vieille, le haricot -, mais à la troisième bouchée ça ne rate pas, on s'engueule. On commence à faire valser les assiettes et je repars.


PATRICIA

Il ne faut pas croire que nous n'avons pas nos petites escarmouches avec la pauvre Choute aussi! En vieillissant elle est devenue une vraie petite fille. Des caprices à tout bout de champ. Oh! Mais je suis très sévère avec elle! Quand elle veut me voler un bonbon, la friponne, pan! un bon coup sur les doigts. Elle fait : « Ouille! Ouille! » Elle pleurniche, mais après elle se tient sage. L’ennui évidemment ce sont ses petits besoins. J’ai eu beau essayer de l’habituer à demander; la vilaine fait toujours sous elle.


PAMÉLA

C’est un mauvais moment à passer. Ça s'arrangera peut-être avec le temps.


PATRICIA

EIle va sur ses quatre-vingts ans et je n'ai plus beaucoup d’espoir! Mais pour cela aussi j’ai décidé d’être inexorable. Je la change trois fois par jour, et si elle s’oublie entre-temps, tant pis pour elle. (Un temps) C’est qu'on dirait qu'elle y met de la malice! Quelquefois, je suis gantée, pomponnée, je vais partir à mon travail. Et voilà qu’elle demande!


PAMÉLA

Il faut être ferme avec eux. Ma gosse, moi, quand je l’avais avec moi...


PATRICIA

Et vous savez ce qu’elle a inventé depuis l’hiver dernier? Elle s’est mise à sucer son pouce!


PAMÉLA

Ma mère, elle me mettait de la moutarde. Mais pour les vieux, je ne sais pas.


PATRICIA

De la moutarde, pensez-vous! Elle serait trop contente! Elle adore la moutarde! Elle adore tout ce qui lui fait mal. Ah! si je lui laissais manger ce qu’elle veut! Une bonne tape oui, chaque fois que je la surprends. Et privée de dessert! C’est surtout cela qui la frappe. Oh! les desserts, les bonbons, si je me laissais faire, tous mes cachets y passeraient! Mais je suis très ferme sur ce point. Jamais de bonbons ni de sucreries à la maison. Quand une visite en apporte je cache le sac, et un par semaine, le dimanche, si elle a été sage. Il faut l’entendre pleurnicher devant l’armoire quand je la prive! Bonbon! Bonbon! Un vrai bébé!


PAMÉLA

C’est pour leur bien! Cela ne fait que leur faire mal aux dents.


PATRICIA

La pauvre Choute! Elle n’en a plus. Mais c’est pour le principe, vous comprenez. Quand on commence à leur céder...


PAMÉLA

Cela ne doit pas être drôle tous les jours, votre vie, tout de même!


PATRICIA

Il y a une grande satisfaction à penser que l’on fait son devoir. Maman est tout pour moi, avec mon art. Et mon sacrifice est joyeusement consenti. Croyez-le je peux le dire sans me vanter : je suis une fille exemplaire. Seulement, il faut qu’elle file droit.



PAMÉLA

Moi, ma gosse je l’ai mise à la campagne. Séparée de mon mari avec mon travail, je ne pouvais pas. Et puis (Elle se lève et commence à chanter sur l'air de Diane Tell – « Si j'étais un homme ») je suis femme, moi, j’ai besoin d’hommes. Et l’homme ça ne s’habitue jamais à l’enfant. Et puis si par hasard il y en avait un qui s’habituait, vous savez ce que c’est, un jour ou l’autre on en change. Mais tout ce que je gagne, c’est pour ses petits habits. Ça! je veux qu’elle soit coquette, ma Mouquette! Une vraie petite femme, je veux! Pour ses cinq ans, elle a eu une vraie robe de marquise, tout en soie avec les paniers et les petits rubans... Douze mille francs ça m’a coûté; vous voyez que je ne lésine pas pour elle, et j’ai envoyé un mandat pour lui faire faire une permanente et un tout petit pot de vernis à ongles avec le bâton de rouge assorti. C’était un chou! Il fallait la voir avec ses petits ongles rouges, la bouche faite, et tout. Quel cœur! C’était tout moi, petite! C’est pour ça que je l’adore cette gosse-là! C’est mon portrait. Malheureusement j’ai pas pu rester, je m’étais disputée avec Fernand, il n’avait même pas voulu descendre de voiture et il n’arrêtait pas de klaxonner sur la route. « Maman! maman! » qu’elle criait, la gosse, « tu m’as même pas fait deux bises! » (Un temps) On voudrait les voir plus longtemps! Mais qu’est-ce que vous voulez : il y a la vie. Enfin, elle a eu sa robe de marquise. Plus tard, c’est de ça qu’elle se souviendra.


PATRICIA

Quand on est artiste on a du cœur. Des amis me disent que je devrais la mettre dans une maison de repos où elle aurait tous les soins et tout ce qui lui faudrait, la pauvre Choute. Bien sûr, elle serait mieux qu’à la maison où elle est presque toujours seule à cause de mon travail. Mais vraiment je ne pourrais pas... J’aime mieux la corriger fermement quand elle fait sous elle et savoir que je fais mon devoir. C’est ma mère! Mes amis me disent : « Vous êtes une sainte, Patricia! » Je leur réponds : « On ne se refait pas! »


PAMÉLA

Et vous savez, on se referait soi-même, on ne se referait pas mieux! Moi, avec son père, j’aurais pu rester et la garder. Il m’avait trouvée avec Georges, mais enfin, il croyait que c’était la première fois. Ce sont des choses qui arrivent dans tous les ménages; on se raccommode, surtout quand il y a un enfant. Georges m’a dit : « Je pars pour Nice! » Cet homme-là, au début, je croyais que je ne pourrais pas m’en passer. J’étais comme folle. J’ai laissé la gosse. Remarquez qu’on s’est quittés deux mois après avec Georges, mais je ne pouvais pas savoir. C’est la vie!


PATRICIA

Votre mari aurait peut-être accepté de vous reprendre?


PAMÉLA

J’y ai pensé, toujours pour la gosse - le divorce n’était pas encore prononcé - et c’est un homme, je n’avais qu’à paraître, au lit tout se serait arrangé. J’ai fait ma valise et je suis rentrée. Seulement j’ai rencontré quelqu’un dans le train. J’étais en fond. Je m’étais offert une première, on était seuls dans le compartiment. Vous savez ce que c’est! (Un temps bref) Dire que je lui avais acheté un beau petit costume de Niçoise, avec le chapeau et le panier assortis! Enfin! Je lui ai envoyé... Elle a dû tout de même dû être bien contente, ma Mouquette! Il paraît que les copines à l’école elles en crevaient de jalousie. La gosse m’a écrit qu’elles avaient dit : « Tu en as de la veine d’avoir une mère comme ça! » Pensez, je lui avais acheté le plus beau modèle, avec le tablier en vraie soie... Moi, pour ma gosse je ferais n’importe quoi!


PATRICIA

C'est comme moi pour ma mère, je me sacrifie, je donne tout, mais il faut qu’elle obéisse au doigt et à l'œil ou sans ça, une bonne tape et privée de dessert. On se dévoue, mais on veut qu’on nous en soit reconnaissant!



- Scène 12 -


Monsieur Lebonze regarde sa montre, s'impatiente.


LÉONA, qui revient, essoufflée.

Je l’ai cherchée partout, elle n’est pas dans les toilettes. Il y a bien une cabine qui est occupée, mais j’ai pas osé tambouriner. J’ai eu peur que ce soit un client.


MADAME HORTENSE, exaspérée

La garce! Tant pis! Attaquons tout de même « Volupté à Cuba ». Monsieur Lebonze

vient de regarder sa montre, il doit trouver que nous sommes longs. Ermeline, vite en place! Les chapeaux! On dira qu’elle a eu une intoxication. C’est arrivé la semaine dernière à un client qui avait mangé un mauvais champignon.


Distributions de chapeaux.



ERMELINE, se coiffant aidée par Léona.


Elle souffre, cette fille-là! Tu vois, moi, je comprends que l’amour tue. Une fois, je l’ai dit à Edmond, bien en face. « Edmond, le sentiment, ça ne pardonne pas. Si je te prends avec une autre, je ferme les yeux et je vide mon chargeur! Une femme qui a souffert ce que j’ai souffert — il y a des lois en France — c’est acquitté d’office! »


LE PIANISTE, coupant Léona qui s'apprêtait à poser la question.

Alors qu’est-ce qu’il t’a répondu?


ERMELINE

Rien. Mais il était en train de bâiller,


Réaction de Léona


il s'est arrêté (Un temps) et il a pris son journal.


LE PIANISTE + geste de Léona

Toc!


ERMELINE en regardant Léon et Léona

Toc. J’ai vu que ça avait porté.


MADAME HORTENSE

Allons-y! Très chaud, très sensuel.


L'orchestre se met à jouer, chacun mimant sur son instrument.


(Elle chante et danse tout prêt de Léon) « Volupté, volupté! Volupté à Cuba! A Cuba, à Cuba! Volupté, volupté! Volupté à Cuba! »


PAMELA à Patricia, en regardant Madame Hortense

Moi, cet air-là, ça me fait tout drôle! C’est fou ce que c’est évocateur!


PATRICIA hausse les épaules, méprisante

C’est de la toute petite musique!


PAMÉLA

Oui, (un temps) mais ça fait penser à l’amour. Vous ne pouvez pas comprendre, ma petite. Mais quand on a l’homme dans le sang comme moi... Tenez, ce Georges par exemple. Ah! ce que j’ai pu le regretter, celui-là! Il me battait et il était bête, mais bête!... Un vrai abruti. Mais la nuit... (un temps bref) Après tout! Pour ce qu’on a à se dire dans la journée... (Un temps) Vous n’avez vraiment jamais fait l’amour, même pas une fois?


PATRICIA

Il y a des questions qu’on ne devrait même pas se poser entre femmes. (Elle est au bord des larmes) Je vous ai dit que j’avais tout donné à mon art et à ma pauvre Choute!


MADAME HORTENSE, en coeur avec LE PIANISTE

« Volupté, volupté! Volupté à Cuba! A Cuba, à Cuba! Volupté, volupté! Volupté à Cuba! »


MADAME HORTENSE au pianiste

D’abord cette fille, c’est une maigre! Et il faut de la chair dans l’amour. Les petits hommes comme vous, Monsieur Léon, il faut que la femme en prenne soin, (elle caresse la tête de Léon qu'elle appuie contre sa poitrine) qu’elle les enveloppe; qu’ils aient bien chaud, qu’ils soient enfouis, cachés dans elle. Une femme un peu forte et qui connaît la vie, c’est une mère pour l’amant!


LE PIANISTE ferme les yeux

Oh! ma maman! Il y a que maman qui m’ait aimé!


MADAME HORTENSE

Je serai ta maman, mon petit poulet! Tu te perdras dans ma poitrine. Les maigres ça ne pense qu’à elles. Ça n’a rien de trop à donner.


LE PIANISTE

Oh! ma maman!


Monsieur Lebonze, en essuyant les verres fredonne en les reluquant


« Volupté, volupté! Volupté à Cuba! A Cuba, à Cuba! Volupté, volupté! Volupté à Cuba! »


PATRICIA

Ne croyez pas que je ne souffre pas! Quelquefois en me déshabillant je me regarde dans la glace de l’armoire. (elle se lève comme pour se regarder dans un miroir) Je suis belle. Oui, je suis belle! Mon ventre est rond. Mes jambes lisses. Mais je ne peux pas! (Elle se rassoit, dépitée)


PAMELA se moque

C'est pourtant pas bien difficile!


Tout L'ORCHESTRE, chantant.

Volupté, volupté! Volupté à Cuba! A Cuba, à Cuba! Volupté, volupté! Volupté à Cuba!


ERMELINE, à Léona.

Tu vois, Edmond, c'est un mufle. On n'a jamais vu un plus grand salaud. Jamais un mot gentil. Rien. Un muet . Une carpe!


LÉONA

Un bœuf!


ERMELINE haussant les épaules en regardant Léona puis face public

Seulement, c'est un morceau de moi. Quand il s'enlève je ne suis plus entière et j'ai plus qu'à attendre qu'il veuille bien revenir. Pour me compléter. Je ne sais pas si tu comprends?


LEONA

C'est clair. C'est plus à lui, c'est à toi.


ERMELINE perplexe, puis reprenant

C'est pour ça qu'il les aura ses six balles, s'il fait mine d'aller bavarder ailleurs! (elle se lève et mime) Pan! pan! pan! pan! pan! Pan!


LÉONA se presse pour parler + regard à Léon

Et toc!


ERMELINE restée debout, triste après avoir baissé son arme imaginaire

C'est ça, l'amour! (elle chantonne, un peu faux) " Volupté, volupté! Volupté à Cuba! À Cuba, à Cuba! Volupté, volupté! Volupté à Cuba! "



- Scène 13 -


LE PIANISTE

Et puis d'abord; je m'en fous! Ma femme en train de pleurer, toujours sur son fauteuil... Et l'autre aussi, avec sa passion et ses larmes. Je m'en fous. Je m'en fous! Je me torture; je pleure avec elles, (Un temps bref) deux fois. Une fois dans la chambre d'hôtel, tout nu, et une fois en rentrant à la maison, habillé. Je maigris, je me creuse, je me lamente, j'ai des aigreurs d'estomac, mais au fond, tout au fond de moi, je suis bien obligé de convenir que je m'en fous. Quelquefois je me sauve, tout seul, je vais au bord du Cher, là où on a aménagé la plage et la piscine et je les regarde, les baigneuses, qui s'offrent au soleil. J'ai l'air distrait, on croit que je me promène ou que je suis en train de chercher quelqu'un, mais ce n'est pas vrai je ne cherche personne.


Il s'emporte, se lève, comme fou. La musique déraille, tout le monde s'arrête et le regarde.


C'est moi le soleil! Je les prends! Je les prends toutes! L'une après l'autre! Longuement! Minutieusement! Et je change! Les brunes, les blondes, les rousses, les teintes, les maigres, les grasses! Toutes! A mon gré! Les toutes jeunes qui n'ont encore rien fait, et les mères au plaisir plus sûr! Et tout ça s'offre, derrière en l'air - que ça se tient si bien quand c'est habillé dans une pâtisserie. Tout ça vous le tend de bon cœur, tout ce que ça a de plus joli, de plus secret, et bien tendu, bien offert pour surtout pas perdre un rayon! On leur a dit dans les magazines qu'il fallait que ce soit cuit partout! (Il rit, de plus en plus fou) Cuit! cuit! cuit! A la broche! A la broche! C'est moi le chef! Je suis Néron! Je suis Tibère! Je suis Farouk! Toutes! Toutes à moi! L'une après l'autre! Plusieurs ensemble quelquefois! (soudain plus calme) Et il y en a avec qui je suis gentil, des petites caresses bien douces, du sentiment, (violent soudain) mais il y en a aussi que je fouette. Il y en a que je fais tuer après!


Un temps. Il s'essuie la bouche et se calme.


Les putains on savait que c'était possible, mais il fallait les aborder et ça coûtait cher, et puis on avait peur des maladies mais les derrières des honnêtes femmes, les plus beaux, (rit en retournant à sa place) qui aurait dit qu'un jour ils seraient tous à nous, tous! Pour rien!(crie en riant) Vive les bains de mer! (soudain sérieux, en regardant son piano) Une grande plage et toutes nues. Toutes. Par décret. Sous peine de mort.



- Scène 14 -


MADAME HORTENSE, effrayée, jetant un coup d'œil aux autres et à Monsieur Lebonze

Monsieur Léon! Mon poulet! Il ne faut pas se mettre dans ces états-là à l'orchestre. Calmez-vous, voyons! Il y a le patron qui nous regarde!


Bruit de coup de feu lointain. Monsieur Lebonze sort en courant. Il revient après un temps.


MONSIEUR LEBONZE en entrant

Qu'est-ce qui m'a foutu des musiciens pareils? (à l'orchestre) Vous croyez que c'est pour ça qu'on vous paye, bande de cochons? Aller vous suicider dans les cabinets de l'établissement! Et à l'heure de pointe encore! (Il montre le public) Pour indisposer le consommateur! Vos histoires, moi, je m'en fous! Demain j'aurai un autre orchestre! (Il retourne derrière son comptoir, énervé) Allez, jouez! Jouez donc, bande d'abrutis... Plus vite que ça! Et que ça saute! Que ça soit gai! Il faut que le client ne se doute de rien! (Il regarde le public d'un air méfiant)


MADAME HORTENSE quittant l'estrade, discrètement, à Monsieur Lebonze

Elle est morte?


MONSIEUR LEBONZE

Je ne sais pas! On est en train d'enfoncer la porte. On a été chercher le médecin. (Fort, à l'orchestre) Musique! Nom de Dieu! Musique, tout de suite!


L'orchestre reprend ses instruments à la hâte.


On a dit aux clients du fond que c'était le percolateur qui avait sauté.


MADAME HORTENSE affolée

Dépêchons, mes enfants, dépêchons! (Elle cherche dans ses partitions) On passe le grand air de « La Vestale ». Le numéro six!


Tout le monde feuillette ses partitions.


Il faut changer le numéro! On prend « La Gavotte des petits marquis »! Ah! L'idiote! Je l'avais dit qu'elle nous porterait malheur! A quoi ça rime de se tuer, sinon à embêter les autres? Les petits chapeaux (un temps bref, en tapant des mains) tous!


Tout le monde change de chapeau.


et de l'entrain! Une mesure pour rien? (Elle bat la mesure) Allons-y. Un, deux, trois, Grrracioso!


Monsieur Lebonze se met à chanter en playback « Je suis femme... » sur l'air de 'Si j'étais un homme' et tout le monde chante en playback sur la musique à tour de rôle.


FIN DE L'ORCHESTRE


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